Obsolescence programmée : un complot ?

Pourquoi réparer ? | Damien Ravé — Le 15 Nov 2012 - 13h54

Depuis un an et demi que le grand public a appris la difficile expression "obsolescence programmée", il ne se passe pas un jour sans qu'un journaliste, un blogueur ou des citoyens dénoncent l'affreux complot des industriels.

On nous vole ! La désuétude planifiée de nos appareils serait le résultat d'une machiavélique machination ourdie dans les années 20 par une société secrète au nom déjà lourd de menaces : le cartel Phœbus (entente entre les fabricants d'ampoules pour limiter leur durée de vie à 1000 heures au lieu de 2000 ou plus). Depuis les industriels auraient systématisé le procédé en truffant les appareils électroniques de bombes à retardement, telle cette imprimante qui refuse de fonctionner en annonçant que sa cartouche est vide alors qu'elle contient encore de l'encre.

D'ailleurs, tout le monde a pu le constater : les appareils électroménagers d'aujourd'hui durent beaucoup moins longtemps qu' à l'époque de nos grands-parents. Une télé pouvait durer 30 ans, maintenant c'est plutôt 5 avant qu'un condensateur défectueux ne la rende prématurément inutilisable. Mais c'est pas très grave parce qu'on est content de racheter un modèle plus grand, plus beau, plus coloré. Mais le pire c'est qu'il faut aussi remplacer son frigo, sa machine à laver, son four (tous ces trucs ennuyeux) tous les 8 ans alors qu'avant ça durait des décennies. Et ne parlons pas des bouilloires et autres radio-réveils qui tombent toujours en panne le lendemain de la fin de la garantie, c'est systématique.

Bref, tout le monde peut être témoin de cette arnaque généralisée qu'est l'obsolescence programmée, sciemment mise en oeuvre par les industriels qui nous prennent pour des vaches à lait.

Le complot : trop compliqué

Oui mais... si la thèse du complot est simple à comprendre, elle est plutôt compliquée à justifier. Elle pose pas mal de problèmes.

Le premier problème de la thèse du complot, c'est qu'elle suppose que les fabricants s'entendent sur notre dos pour nous rouler. Or, sauf en situation d'oligopole (quand il y a un petit nombre d'acteurs sur un marché), les fabricants sont plutôt en situation de concurrence féroce (cf. les procès que se livrent Samsung et Apple) qui passe par la démonstration des qualités supérieures de leur produit (à grand renfort de marketing) et l'acquisition et la fidélisation du plus grand nombre possible de clients. Même le cartel Phœbus a succombé, non pas face à la loi, mais à ses concurrents qui produisaient moins cher. Les ententes entre fabricants sont dangereuses (parce qu'illicites) et fragiles : il suffit qu'un concurrent refuse d'y adhérer pour qu'elles soient brisées. Bref, que les fabricants veuillent nous vendre leur produits, c'est un fait, mais ce n'est pas un complot : c'est juste la règle ordinaire de fonctionnement de l'économie de marché.

Le second problème de la thèse du complot, c'est qu'elle simplifie à l'extrême un système d'interactions complexes. Les fabricants font des produits peu durables, soit. Mais est-ce que les consommateurs exigent en priorité que leurs produits soient durables ? La durée de vie des produits, c'est un paramètre (important, mais pas le seul) parmi tous les critères de sélection qui vont déterminer l'offre et la demande. Le prix, les caractéristiques techniques, la durée de garantie, la marque, la publicité, la concurrence, la distribution, mais aussi ce que vos amis ont acheté et vous recommandent (ou non), vos expériences passées, votre équipement actuel, votre budget ; tous ces éléments sont des critères qui vont déterminer ce qui se vend et ce qui s'achète. Les fabricants essaient de fabriquer des produits attirants pour le consommateur, en fonction de contraintes techniques et économiques. Cela se fait parfois au détriment de la durée de vie du produit, mais dans bien des cas, c'est une contrainte acceptée par le consommateur ("je vais prendre le radio réveil le moins cher : tant pis s'il ne dure pas longtemps").

La troisième problème de la thèse du complot, c'est qu'elle nous dispense de réfléchir à des solutions dans nos comportements et dans nos attentes d'acheteurs. Car en fin de chaîne, l'acte d'achat est toujours accompli par le consommateur. Il peut évoquer la manipulation, la dissimulation, l'absence de choix, mais est-il prêt à croire qu'il n'a aucune responsabilité dans la qualité des produits qu'il achète ? Ne fait-il pas des choix économiques rationnels en privilégiant telle marque ou telle autre, en déterminant son budget pour tel ou tel produit, en remplaçant prématurément un appareil pour un autre qui lui fait envie ? Je pense que le consommateur est beaucoup moins passif qu'il ne l'admet, mais c'est un message plus difficile à faire passer que celui d'une "arnaque" organisée par les industriels, car il oblige à se remettre en question. Voire à changer ses habitudes confortables.

Le quatrième problème de la thèse du complot, c'est qu'on n'en a pas vraiment de preuve. Sauf dans de rares cas (la puce de l'imprimante Epson qui compte jusqu'à 18000), la faible durée de vie des produits ne tient pas à une bombe à retardement placée par le fabricant pour détruire son produit (on imagine l'ingénieur malveillant sabotant son oeuvre avec un rire sardonique). Les produits s'usent et se cassent, sans qu'il y ait de trace évidente de sabotage. Mais alors quoi ? 

Et si c'était plus simple ?

L'obsolescence programmée est peut-être bien un mythe. On peut expliquer la durée de vie réduite de nos appareils beaucoup plus simplement : par leur faible prix. Le GIFAM (syndicat de fabricants électroménagers) indique que les prix à la vente de l'électroménager ont baissé de 22% entre 2002 et 2010. Quant à l'informatique, on a pu voir (selon un rapport canadien) une baisse de 84% des prix sur la même période (-54% sur les écrans, - 61% sur les imprimantes). Nos produits sont donc moins chers, mais ça n'explique pas pourquoi ils durent moins longtemps.

La raison est probablement à trouver dans la recherche incessante des coûts les plus bas par les fabricants. Car sur le marché de l'électronique (notamment sur le gris : télés, ordinateurs, gadgets technologiques), la forte demande suscite une forte concurrence qui tire les prix vers le bas. Et pour vendre toujours moins cher (et donc toujours plus de volume), les fabricants doivent  réduire autant que possible le coût de revient de chaque appareil qu'ils produisent.

Ce coût de revient est constitué essentiellement de main d'œuvre et de composants. Côté main d'œuvre, on sait ce qu'il en est : délocalisation en Asie du Sud-Est, automatisation, conditions de travail proches de l'esclavage. Côté composants, on va aussi s'efforcer d'acheter des circuits et matériaux les moins chers possibles, leurs coûts baissant également à mesure que leur fabrication est elle-même réalisée dans ces pays d'Asie où les ressources minières et la main d'oeuvre sont abondantes et bon marché. Cette recherche de coûts bas, c'est la contrainte économique.

De l'autre côté, les fabricants sont tenus à une autre contrainte, légale celle-ci : la durée de garantie (par ex. la garantie légale de conformité chez nous). Selon les appareils et les pays, elle est plus ou moins longue (et les subtilités de son application sont parfois complexes). Les fabricants vont s'efforcer de faire durer leurs produits pendant  la durée de garantie pour minimiser les retours de produits défectueux qui coûtent cher.
 

Le dilemme de l'ingénieur

Mettons-nous à la place de l'ingénieur à qui l'on donne ce cahier des charges :
1/ tu dois concevoir une télévision qui fonctionne dans des conditions normales pendant au moins 2 ans dans 99% des cas
2/ tu dois employer pour ce faire les composants les moins chers possibles
 
Notre ingénieur va donc choisir et agencer des composants qui doivent durer au minimum 2 ans et 1 jour, mais pas forcément plus. Il pourrait choisir des condensateurs prévus pour durer 3 ans, 5 ans ou 10 ans, mais d'une part ce n'est pas son cahier des charges, et surtout ces composants vont coûter plus cher. Ce n'est peut-être que 10 centimes, mais s'il prenait un modèle plus durable, ce ne serait plus "le moins cher possible".
 
C'est un constat énervant quand on se dit que la télévision à 400 euros qui vient de vous lâcher aurait tenu 3 ans de plus si on avait dépensé 10 centimes de plus pour ce condensateur. Mais il faut remettre cette économie à l'échelle du téléviseur dans son ensemble : c'est l'ensemble des centimes économisés sur chacun des centaines de composants qui le constituent qui vous ont permis de le payer 400 euros au lieu de 600.
 

Une piste : afficher la durée de vie

On pourrait exiger l'affichage des durées de vie prévues par les fabricants, au même rang que la classe énergétique et autres infos environnementales. On saurait pour combien de lavages est prévue cette machine à laver, ou combien d'heures cette télévision est censée pouvoir rester allumée. Du reste, c'est obligatoire pour les fabricants d'ampoules. Pourquoi pas tous les autres ?
 
L'Ademe l'a demandé aux fabricants, qui s'y opposent bec et ongles. On les comprend : admettre publiquement que les produits sont majoritairement conçus pour durer 1 jour de plus que la garantie légale, ce ne serait pas bon pour l'image. Surtout, la baisse des prix continue qui dope les ventes et les taux d'équipement (notamment auprès des ménages les moins aisés) serait moins spectaculaire si l'on pouvait mesurer le coût de revient d'un appareil qu'il faut remplacer plus souvent. On pourrait vérifier l'adage : "je ne suis pas assez riche pour acheter bon marché".
Cette solution aurait l'avantage de laisser le choix au consommateur en lui donnant l'information qui lui manque aujourd'hui pour acheter en connaissance de cause : ainsi on pourrait choisir de payer 15% plus cher une machine qui durera 30% plus longtemps. Après une ou deux années, on verrait le marché se segmenter en gammes selon la durée de vie, et l'on pourrait voir dès le milieu de gamme une concurrence entre les fabricants sur la durée de vie, comme actuellement sur la classe énergétique qui tend vers le A+.
 
Une piste plus simple à mettre en oeuvre, et plus contraignante, consisterait à augmenter les durées de garantie légale des produits, jusqu'à 5 ans voire 10 ans (notamment sur le blanc : machines à laver, réfrigérateurs, etc.). Mais on entend d'ici l'argument des lobbies de fabricants : les prix de vente vont augmenter considérablement. En tout cas leurs coûts seraient augmentés, inévitablement. Et nul doute qu'ils en répercuteraient une partie sur le prix de vente. Le sujet a été évoqué, mais reste bloqué jusqu'à nouvel ordre.
 

La naissance d'une demande

Un espoir apparaît néanmoins : celui qu'une demande émerge de la part des consommateurs. A mesure que s'organise le débat sur la durée de vie, que l'expression "obsolescence programmée" devient populaire, et que croît le mécontentement de certaines consommateurs las de cette course au remplacement, il se pourrait qu'émerge une vraie demande pour des produits durables.
 
Or dans nos sociétés capitalistes, toute demande appelle une offre. Il y a fort à parier que le thème de la durabilité, oublié depuis de nombreuses années (dans les années 80, Brandt avait pour slogan "conçu pour durer"), va ressurgir et que des fabricants vont s'en emparer pour promouvoir leurs nouveaux produits plus fiables (avec probablement une bonne dose de durable-washing à venir, ne soyons pas naïfs). Un tel mouvement pourrait faire évoluer les comportements des consommateurs plus que toutes les campagnes de sensibilisation des associations.
 
Un avant goût ? Le spécialiste français du café Malongo surfe sur cette vague (mais également sur le  local franco-français, en plus de ses thèmes habituels : commerce équitable, écologie) avec sa nouvelle cafetière Ek-Oh. Espérons que ce cas ne restera pas isolé...
 

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